Celui qui m'a ouvert la porte

J'avais quinze ans et j'étais au collège secondaire de Sion.

Après les cours, je m'attardais parfois avec des camarades à refaire le monde.
Un jour, me désignant sur le trottoir d'en face un Monsieur qui marchait, l'air singulièrement pensif, comme s'il était sur une autre planète, Brigitte (B) m'avait dit : « Il habite dans ma maison. C'est un écrivain ».

ECRIVAIN ! Le mot magique !

Depuis longtemps, de Hans Christian Andersen à Tolstoï, du Journal d'Anne Frank à L'Etranger, les livres et les cahiers sur lesquels je griffonnais étaient mon refuge et mon salut.

Alors, je croyais que les écrivains appartenaient à une race à part, qu'ils habitaient un autre Monde ou en tout cas dans des pays très éloignés du mien. Et voilà qu'un jour, à la sortie de l'école, j'en voyais un, en chair et en os, dans ma ville natale.

J'écrivais depuis mes douze ans et cette passion (mes enseignants avaient dit «vocation») n'avait pas échappé à mes camarades de classe.

Quelques semaines auparavant, j'avais envoyé deux poèmes au quotidien valaisan la «Feuille d'Avis du Valais» (FAV) et j'ignorais que l'Ecrivain en était le rédacteur en chef adjoint. Je l'avais fait un peu comme on jette une bouteille à la mer et, à ma grande surprise, mes petits textes avaient été publiés dans le supplément culturel de la «FAV». B., à qui j'en avais montré mes brouillons, le savait.

Est-ce pour cela qu'elle avait insisté: « Tu devrais aller le voir. Il te donnera peut-être des conseils. Te dira comment faire pour devenir journaliste ou écrivain ».

Une semaine plus tard, je pris mon courage à deux mains et j'allais d'abord sonner chez B. Morte de timidité, j'étais sur le point de renoncer, mais elle m'accompagna à l'étage supérieur. Je sonnai et c'est une jeune dame, entourée d'une nuée d'enfants, qui vint répondre. L'écrivain, qui avait son bureau à un autre étage, fut aussitôt appelé.

« C'est moi qui vous ai envoyé les deux poèmes signés G.D. et que vous avez publiés » dis-je dans un seul souffle.

« Et bien, vous avez raison d'écrire, il vous faut continuer et nous vous payerons », m'encouragea-t-il. À quoi, je rétorquai : « Non, je n'écris pas pour de l'argent ». Car, en vérité, j'aurais payé pour écrire, être lue, comprise et peut-être publiée.

Et Maurice Métral poursuivit : « Ne l'oubliez jamais : tout travail mérite salaire ».

Peu après, la « FAV » publiait mon premier texte journalistique - Noël vu par des collégiennes - précédé par un chapeau de M.M. précisant qu'en dépit de mon « jeune âge » (j'avais 15 ans 1/2), mon style avait « de la couleur ».

Ainsi ai-je gagné mon premier argent de poche. Dès lors, de 1961 à 1965, je passai toutes mes vacances scolaires (été comme hiver) à la rédaction de la «Feuille d'Avis du Valais» où l'écrivain, rédacteur en chef, m'initia à l'écriture journalistique et à la «pêche aux reportages».

- Allez vous promener en ville, allez chercher de la matière! , me disait-il au coeur du mois d'août alors que Sion dormait.

À son instigation, je partais (à pied, à vélo, en train ou en autobus) à la découverte de quartiers inconnus de ma ville et de mon canton - et je me croyais parfois au bout du monde. Des reportages et des interviews naissaient des «expéditions» encouragées par mon mentor.

Au fil des ans (1961-1965), grâce à Maurice Métral, la « FAV » était devenue pour moi une «famille».

J'eus la chance d'être invitée à de nombreuses reprises dans l'Arche en bois de la Sitterie où l'écrivain résidait avec sa famille: une épouse qui couvait sur lui avec une rare discrétion et un coeur maternel ; et cinq enfants : Daphné, Chantal, Fabienne, Alain et Raphaël, le petit dernier, mon « chouchou » au visage d'ange et avec qui j'aimais m'éterniser dans le jardin.

J'aimais plus que tout l'atmosphère chaleureuse de ce foyer, le seul, dans ma ville, où j'avais accès au monde littéraire. J'avais admiré le bureau pigeonnier de l'écrivain, une immense chambre sous les toits habitée par les livres.

Et j'avais rêvé : «Moi aussi, un jour, j'aurais une chambre mansardée près du Ciel avec mes amis les plus fidèles : les livres».

Au terme de mes études commerciales (abhorrées), c'est tout naturellement que j'accomplis mon stage de journaliste professionnelle à La «Feuille d'Avis du Valais».

Mais notre rédacteur en chef n'était pas tout à fait comme les autres : il avait publié des livres. À la rédaction de la «FAV» nous étions quelques-uns à «écrire» des textes plus secrets que des articles journalistiques.

Maurice Métral lisait nos balbutiements avec un mélange d'intérêt et d'indulgence. Sans doute avait-il deviné, derrière nos mots (maux) adolescents, nos inquiétudes. Etait-ce pour nous aider dans notre quête désespérée de l'Absolu, il nous encouragea à créer la société des Jeunes Ecrivains valaisans. C'était en 1965.

Alphonse Layaz était déjà fou de peinture et Jean-Marc Lovay à la recherche de «l'Age d'or».

Deux ans plus tard, ayant le sentiment d'étouffer dans le microcosme valaisan, je suis partie. D'abord vers le Moyen-Orient, Paris, Lausanne - puis à nouveau (toujours), le Moyen-Orient et ailleurs.

J'avais vingt-deux ans et j'étais impatiente de voler de mes propres ailes et aussi de faire le tour du Monde. Sur d'autres continents, pensais-je, des êtres véritablement fraternels m'attendaient et il n'était pas trop tôt pour que je les connaisse?

D'autres reportages - en temps de paix ou en temps de guerre -, des interviews de «personnalités» politiques ou artistiques, l'écriture de livres, d'autres amitiés littéraires ont continué à jalonner ma vie.

Mais, je n'ai jamais oublié celui qui, la première fois, m'a ouvert sa porte. Ni nos discussions passionnées sur Rimbaud et Victor Hugo, Faulkner et Zola (chacun de nous avait ses préférences). Et sur le sens de la vie et le pourquoi de la mort...

Là où il est, Maurice Métral doit continuer à être celui qu'il était sur Terre. Veillant d'en haut sur les siens, je suis sûre qu'il trouve encore le temps d'y consoler - ne serait-ce que par son rire - les âmes solitaires qui n'ont pas eu sa chance. Celle d'avoir été aimé par une femme fée et des enfants qui l'admiraient plus que tout.

« Parce que notre seule vraie famille est celle des livres »
JMG Le Clézio

Le 14 janvier 2006, date du 5ème anniversaire de son décès

Gilberte Favre